Décadence, guerres, Lluis Llach et Crackòvia : Pourquoi les Catalans sont-ils surnommés péjorativement les Polonais ?

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En espagnol argotique, le terme « polaco » est utilisé pour désigner les Catalans de manière péjorative. Insulte employée communément depuis une cinquantaine d’années, les origines de cette injure retracent les parcours politiques des deux pays, du XVIIIe siècle à nos jours. Mais quel peut bien être le rapport entre le gentilé de la Pologne et l’autonomie espagnole ?

En Espagne, si vous entendez le mot « polaco » dans une conversation, il y a davantage de chance que le sujet soit en rapport avec la Catalogne qu’avec la Pologne. Exception faite certainement de ces dernières heures qui précèdent l’affrontement entre la Selección et les Białe Orły (les aigles blancs). A priori, les deux pays semblent opposés, ne serait-ce qu’aux niveaux géographiques et climatiques.

De fait, les racines de cet usage sont troubles. Plusieurs théories s’affrontent, de la querelle littéraire au XVIIIe siècle, aux relations commerciales, en passant par… le dialecte vieil andalou qui utilisait l’expression « hablar polaco » pour désigner une manière incompréhensible de s’exprimer. Ce dernier aspect pourrait peut-être avoir un lien avec la vulgarisation de cette dénomination. S’il existe des théories ramenant à la guerre de Succession au début du XVIIIe siècle, à la guerre d’Indépendance du début du XIXe siècle et à l’intervention française de 1823 pour restaurer l’ordre bourbonique en Espagne, il en est une plus proche de nous et qui remonte à la Guerre Civile. Comme souvent, il s’agit d’un jeu à plusieurs bandes.

1re bande : La crainte espagnole de devenir la Pologne du XIXe siècle

La relation entre l’Espagne et la Pologne est véritablement née lors du « Sexenio Democrático », période située entre la révolution de septembre 1868 qui a chassé Isabelle II du trône et le Pronunciamento de décembre 1874 qui a marqué la Restauration des Bourbons. Pendant ces 6 années, des craintes de devenir « la Pologne du Midi » ont surgi. Dans un article publié sur le site Tot Tarragona, le journaliste Sebastià Barrufet Rialp étaye : « après la proclamation de la Première République en 1873, les gouvernements ont été contraints de combattre sur trois fronts : un nouveau conflit carliste, une insurrection cantonale et un soulèvement à Cuba ».

A la fin du XVIIIe siècle, les puissants ont prononcé une terrible sentence : Finis Poloniae. Le moment du Finis Hispaniae était-il arrivé ?

Auteur du livre « La Pologne du Midi : un stéréotype polonais dans l’histoire espagnole » en 2002, l’historien Juan Fernández-Mayoralas écrit : « Si la France, « avant-garde de la race latine » ne se sentait pas en sécurité quant à son futur après l’amputation de l’Alsace-Lorraine après la victoire prussienne, que pouvait bien espérer l’Espagne pauvre, en retard et instable, agitée par la révolution et dévastée par la guerre civile ? La croyance alors tant généralisée de son irrémédiable décadence, l’idée fataliste tant acceptée que les nations étaient sujettes à des cycles inexorables, que pendant que les Espagnoles craignaient d’être « la Pologne du Midi », l’état-major prussien, lui, euphorique après la victoire, rêvait que la France serait vite une « deuxième Espagne ». Pour les observateurs du XIXe siècle, il résultait évident que l’Espagne de 1872 ressemblait beaucoup à la Pologne de 1772. Quand elle exerçait son hégémonie sur l’Europe de l’Est, la Pologne a protégé l’enfance de puissances qui devaient en finir avec elle. A la fin du XVIIIe siècle, les puissants ont prononcé une terrible sentence : Finis Poloniae. Le moment du Finis Hispaniae était-il arrivé ? A ce cruel carrefour, en cette heure décisive quant à l’évolution du nationalisme espagnol, un spectre parcourrait la péninsule : c’était le fantôme des répartitions de la Pologne »

2e bande : Pologne et Catalogne, destin commun ?

La Restauration bourbonnienne a perduré, la colonie cubaine a été perdue en 1898 après la guerre d’indépendance (et ce n’est pas un hasard si le drapeau indépendantiste catalan a le même modèle que celui de l’île caribéenne) mais la relation avec la Pologne n’a pas disparu pour autant. En revanche, elle s’est déplacée. Dans un article publié en novembre 2012 dans le quotidien ARA, Xavier Casals explique cette évolution : « la référence à la Pologne a marqué les nationalismes périphériques émergents, dans la mesure où elle était un modèle à suivre pour eux : il s’agissait d’une nation vitale, avec une culture florissante, capable de combler la carence de l’État par son patriotisme ».

« la Pologne a continué et continue d’être la seule patrie des Polonais »
Enric prat de la riba, comprendi de doctrina catalanista

Considéré comme l’un des pères du nationalisme catalan, premier président de la Mancomunidad de Catalogne qui rassemblait les 4 députations en une seule entité avant d’être dissoute par Miguel Primo de Rivera , Enric Prat de la Riba a utilisé l’exemple de la Pologne pour définir son concept de la nation catalane dans « Comprendi de doctrina catalanista », ouvrage datant de 1894 dans lequel il estimait également que les Castillans avaient usurpé la couronne catalane depuis le Compromis de Caspe en 1412 : « quelle est la différence entre l’Etat et la Patrie ? L’État est une entité politique artificielle, volontaire; la Patrie est une communauté historique, naturelle, indispensable. La première est l’œuvre de hommes; la deuxième est le fruit des lois que Dieu a assujetti à la vie des générations humaines. Quel exemple de l’histoire contemporaine rend ces différences palpables ? Celui de la Pologne. L’État polonais est mort quand les armées d’Autriche, de Russie et de Prusse l’ont démembré; mais la Pologne a continué et continue d’être la seule patrie des Polonais ».

L’exemple de la Pologne, pays empreint de culture catholique, est donc repris par des théoriciens du nationalisme catalan alors que la donnée religieuse lierait davantage le pays de l’Est au nationalisme basque et navarrais. Mais ce serait oublier que l’Uniò Catanalista, créée en 1891 et dont Prat de la Riba était un membre éminent, était un parti de droite conservatrice. La figure tutélaire de la Pologne comme miroir de la situation en Catalogne dans les écrits nationalistes de la fin du XIXe siècle a tissé un fil de plusieurs milliers de kilomètres et qui sera renforcé au XXe siècle.

3e bande : 1939, année tragique

Mélioratif pour les nationalistes catalans, « Polaco » est devenu péjoratif en espagnol. Dans son livre « Els perquès de Catalunya », Marina Espasa établit une corrélation entre la Guerre Civile (1936-1939) et la Seconde Guerre Mondiale (1939-1945) en reliant l’occupation définitive de la Catalogne par les troupes franquistes début 1939 à l’occupation de la Pologne par les Nazis dès septembre 1939. Dans un article publié sur le site Sàpiens, Roger Costa poursuit : « les deux événements auraient été assimilés dans des environnements militaires pendant la période d’après-guerre et cela aurait donné lieu à cet usage stigmatisant du mot « Polonais » appliqué aux Catalans. Il est aussi plausible de croire que le fait de parler une autre langue (le catalan) a renforcé ce sentiment de différence et en même temps cet esprit de marginalisation discriminatoire ». D’autres théories ont par la suite été échafaudées pour faire correspondre les deux peuples : la perte de la plupart des guerres dans lesquelles ils ont été belligérants, leur soumission aux grandes puissances alentours et leur lutte contre les oppresseurs, le régime franquiste d’un côté, le régime socialiste de l’autre.

Mais « polaco » est devenu une insulte répandue il y a environ un demi-siècle. « Cela ne s’est généralisé en dehors des casernes militaires que dans les années 1970, considère Roger Costa, peut-être parallèlement à la diffusion de manifestations populaires sans ambiguïté d’affirmation catalane sur les scènes publiques ». Et cette revendication toujours plus prégnante a eu un écho inattendu…en Pologne !

4e bande : Si tu l’estires fort per aquí i jo l’estiro fort per allà

Composé en 1968, « L’Estaca » de Lluis Llach est devenu un chant de ralliement dans les luttes sociales. Professeure à l’Université de Barcelone, Bozena Zaboklicka est arrivé en Catalogne en 1976, au moment où le poète voyait son talent dépasser les frontières, parfois sous le manteau. Dans une interview accordée au Periodico en 2011, elle expliquait la génèse de ce succès : « j’avais un ami qui connaissait par coeur les chansons du concert historique de 1976 et j’ai emporté la cassette à Varsovie. Cet été-là, L’Estaca a commencé à se diffuser clandestinement entre les étudiants polonais. Je ne peux pas assurer que j’ai été la première à ramener la cassette à Varsovie mais j’ai bien été la première de mon pays à écrire une thèse sur le nationalisme catalan. J’ai également accompagné Lluis Llach et María del Mar Bonet (chanteuse majorquine membre du mouvement Nova Canço, ndlr) quand ils sont venus chanter et parler à la télévision polonaise. L’émission avait été censurée ».

L’Estaca s’est mué en symbole de ralliement dans la lutte contre l’oppression communiste. En 1979, Jacek Kaczmarski, alias le « barde de Solidarnosc », l’a adapté au contexte polonais de l’époque : « L’Estaca a toujours eu un effet magnétique, poursuit Bozena Zaboklicka. Il a été tant impacté qu’il a écrit une version libre, Mury, dont seule la première strophe et le refrain avaient à voir avec les paroles originales. Les gens ont pris ce morceau pour le transformer en chant de lutte et en 1980, le syndicat libre Solidarnosc l’a adopté comme hymne non officiel ». Trois ans plus tard, Filip Lobodzinski et Jarek Gugala, deux anciens élèves de Bozena Zaboklicka ont également écrit « Mur », une reprise qui s’est également inscrite comme un symbole de la lutte en faveur des libertés démocratiques en Pologne.

5e bande : le renversement du stéréotype par la culture populaire

La meilleure manière de tordre le cou aux stéréotypes et aux injures, c’est encore de les prendre en défaut en se moquant d’eux. C’est ce qu’a notamment réalisé « Minoría Absoluta ». Créé au même moment que la célèbre radio RAC1 en 2001, ce programme satirique politique emmené par le journaliste Toni Soler et accompagné de Manel Lucas et Quico Novell a, de fil en aiguille, abouti à Polònia, diffusé à partir de 2006 sur la puissante chaîne catalane TV3. Également fondée sur une critique de la vie politique locale, nationale et internationale, l’émission hebdomadaire connaît toujours un immense succès et ce n’est pas Manuel Valls, récemment épinglé, qui affirmera le contraire.

Si feu les Guignols de l’Info ont utilisé des marionnettes, Polònia en revanche est une troupe qui se grime pour ressembler caricaturalement au personnel politique. Le programme a suscité de nombreuses fois la polémique, notamment après un sketch diffusé le 17 septembre 2009, une parodie de l’invasion de… la Pologne par Adolf Hitler 70 ans plus tôt. Les débats sur la liberté d’expression ont dépassé les frontières et le cas de Charlie Hebdo…

Avec les succès du Barça, la bande de Polònia a investi le territoire sportif en 2009 sous le nom de Crackòvia. Si les aventures de Pau Gasol aux Lakers et le duel Nadal-Federer ont eu leur place, c’est évidemment le duel FC Barcelone-Real Madrid qui a pris le dessus. A la fois clin d’œil à Polònia, à la 2e ville du pays et évidemment au retournement de l’insulte pour en faire un porte-étendard de la réussite catalane et, de manière plus large, des pays catalans (ne pas oublier que si Nadal est supporter du Real Madrid, il est aussi Majorquin), Crackòvia a marqué les esprits et s’est même exporté. L’émission a battu des records d’audience pendant 9 ans et a même eu des déclinaisons en Amérique du Sud et au Mexique !

Décidément, peu importe les origines parfois troubles et floues de cette insulte, l’Espagne, la Catalogne et la Pologne semblent inséparables. Et s’il vous faut un dernier argument pour vous convaincre, croyez-vous que c’est un hasard si l’Espagne est devenue championne olympique à Barcelone en 1992 en battant la Pologne en finale ?

François Miguel Boudet

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