L’espace d’un week-end, l’Espagne a eu les yeux rivés sur un tournoi de FIFA. L’événement a permis de vivre le football sous un tout autre angle que d’habitude. Récit.
Ibai Llanos est une personnalité incontournable des réseaux sociaux espagnols. Un type drôle, bienveillant et plein-d’autodérision. D’origine Basque, Ibai s’est fait connaître dans le milieu de l’e-sport où il narre des événements de toutes sortes. Son talent est tel qu’il peut même apporter une émotion dantesque à la narration du championnat du monde de Tetris ou à un concours de claques – il l’a déjà fait et les vues de ces vidéos se comptent en millions. Petit à petit sa popularité grandit jusqu’à ce qu’il devienne ami avec plusieurs footballeurs professionnels, avec lesquels il stream des parties de Fortnite ou de League of Legends. C’est ainsi qu’il se retrouve à jouer à une heure du matin avec Aymeric Laporte, Otamendi et Agüero qui lance des insultes argentines à tout bout de champ. Un autre jour, il apprend les bases de LoL à Courtois, Reguilón, Hakimi et Borja Iglesias.
Alors, quand la nouvelle d’un confinement total tombe en Espagne, Ibai propose à ses 1,3 millions d’abonnés sur Twitter d’organiser un tournoi de FIFA entre les vingt équipes de Liga, où chaque équipe serait représentée par un vrai joueur. En quelques heures à peine, son compte est inondé de réponses positives de la part des clubs et footballeurs de première division. Le projet ne prendra que trois jours à se concrétiser. Toutes les équipes seront bel et bien au rendez-vous, sauf le Barça et Mallorca qui ont des contrats avec PES.
La cause est bénéfique : récolter des fonds pour la lutte contre le coronavirus et faire passer du bon temps aux personnes en confinement. Étant donné que la planète entière ne peut pas sortir de chez elle, les télévisions de huit pays décident de retransmettre le tournoi. En Chine, aux États-Unis et en Amérique latine, on regarde les Espagnols jouer à FIFA. On n’y comprend sûrement rien mais qu’importe, c’est divertissant.
La pression au rendez-vous
Vendredi, les joueurs entrent en scène. Première nouvelle, ils sont tous tétanisés. Les coéquipiers regardent les matches et chambrent sur WhatsApp. Une défaite et c’est l’assurance de prendre cher jusqu’à la fin de la saison. Pour éviter ce drame, Aitor Ruibal de Leganés s’est entraîné toute la matinée avec son coéquipier Recio. Borja Iglesias du Betis lui non plus ne laisse rien au hasard : il passe un message sur Twitter en proposant aux fans du Betis de l’affronter afin de se faire la main.
Présidents de club, anciens joueurs, tous ont un œil sur le tournoi. Sur Twitch, on atteint un pic de 160’000 spectateurs ! « J’ai l’impression que le cœur va me sortir par la bouche » confesse Aitor Ruibal. « C’est une pression terrible » lâche Guruzeta de l’Athletic. « Jouer au football devant 50’000 personnes on est habitués, éclaire un autre participant, mais jouer à FIFA devant tout ce monde, on n’a pas l’habitude« .
De leur côté, les journalistes ayant accepter de narrer les rencontres hallucinent également au-devant du nombre de spectateurs. Certains ont retransmis des finales de Ligue des Champions, des Coupes du Mondes, des Clásicos, mais de leurs propres aveux, jamais ils n’ont ressenti autant d’engouement autour d’une compétition. Leur téléphones sont inondés de messages tout au long du week-end. Quand la popularité du football rencontre la popularité de l’e-sport, le nombre de vues explose forcément.
Des gens normaux
Premier match, Aitor Ruibal affronte Pedro Porro de Valladolid. Au milieu de la partie, la connexion de ce dernier lâche. Pas tous les footballeurs ont la fibre apparemment… En raison de son style de jeu guardiolesque, le nom d’Aitor, que personne ou presque ne situait jusque-là, est sur toutes les lèvres. « Si je deviens plus connu en jouant à la Playstation qu’au football… » s’insurge-t-il avec humour. Il ne croit pas si bien dire, le joueur de Leganés atteindra la finale et deviendra le héros d’un week-end auprès des fans de son club. Au sein de la saison morose des Pepineros promis à la relégation, les performances d’Aitor constituent une parenthèse dorée.
En plein milieu de la narration d’un match, Ibai sort sur son balcon pour applaudir les personnelles de la santé. À son retour, il assiste à la démonstration de Lucas Pérez d’Alavés, qui n’en finit plus de mettre des buts avec… Lucas Pérez. L’ancien du Deportivo crée la surprise du week-end en éliminant le grand favori, Carlos Clerc de Levante. Quelques jours avant, ce dernier avait remporté un tournoi de FIFA en ligne en jouant contre des Youtubeurs. La proximité entre ces deux mondes est grande. Une bonne partie du temps libre qu’ont les joueurs est occupé par les jeux vidéos. Les joueurs connaissent les Youtubeurs car ils regardent leurs vidéos sur FIFA tandis que les Youtubeurs connaissent les joueurs à force de jouer avec eux dans le jeu. Ce petit monde se côtoie et résultat, l’accès aux joueurs professionnels espagnols est plus facile quand on est Youtubeur que journaliste.
La réunion entre joueurs, journalistes et spectateurs constitue une célébration du football national. On a les mêmes références, on rit aux mêmes blagues sur Mateu Lahoz qui ne siffle jamais, sur Florentino Pérez qui paie les arbitres, sur l’Espanyol qui n’est plus à Barcelone, on propose pour une fois quelque chose de gratuit aux gens et on se rend compte de la prégnance de ce sport dans la société espagnole. Beaucoup de spectateurs n’aiment à la base pas le football mais se rendent compte de pourquoi celui-ci peut faire passer de bons moments aux gens.
« Qui a dit qu’il n’y aurait pas de football ce week-end ? Qui a dit qu’il n’y aurait pas d’émotions » s’extasie un commentateur devant le match entre Marcos Lllorente et Adnan Januzaj. Le joueur de l’Atlético remporte la trépidante partie et déclare : « En première mi-temps, j’avais laissé mes mains dans la chambre d’à côté. Ensuite j’ai été les chercher et c’est mieux allé« . Des sorties pareilles, il y en aura plein tout au long du week-end. Sortis du cadre stressant des zones mixtes, les joueurs abandonnent petit à petit leurs discours stéréotypé habituel. Rompu à cet exercice car joueur d’un grand club, Marco Asensio a un peu de peine à se lâcher au début. Côtoyer des joueurs si détendus, c’est évidemment une première pour beaucoup des journalistes présents. Jamais il n’aura été autant aisé d’aborder des footballeurs. Au final, ce sont des gens assez simples. Avec des écrans de télé qui occupent l’entierieté d’un mur, mais des gens assez simples.
Asensio s’impose 4-2 face à Ruibal et remporte #LaLigaSantanderChallenge ! A Cibeles @realfrance_fr ! pic.twitter.com/pYApJlomxc
— Foot en Espagne (@FootEnEspagne) March 22, 2020
Écart générationnel
Le plus drôle d’entre eux est sûrement Borja Iglesias. Tout au long du tournoi il animera ses réseaux sociaux avec de petites vidéos bien senties. Son arrivée au stade, des interviews d’après-match avec sa copine, autant de vidéos devenues virales. Après avoir passé sept buts à Jason de Getafe, il lui demande : « Comment ça va ?
– Comment tu crois que ça va ?! » lui répond ce dernier. « J’espère que pour le bien de Jason, Bordalás ne soit pas en train d’assister à ça. Parce que sinon, quand la quarantaine se terminera, il va l’envoyer faire 146 tours de Getafe et environ 3,7 millions de squats » ajoute Ibai.
Dans la partie basse du tableau, moins relevée, Marco Asensio monte en puissance. Il passe des déculottées à tous ses adversaires. Le natif de Majorque a une action spéciale : fixer au centre, décaler à droite, centre en retrait, but de son propre personnage, décoré du brassard de capitaine. Au moins douze de ses buts arriveront de la sorte. La tactique Zidane quoi.
Aux commentaires, après avoir mobilisé l’attention de trois ingénieurs du son car pas du tout familier avec la technologie, Manolo Lama. Narrateur habituel du Real Madrid, c’est ses paroles qui ont conté à des millions d’Espagnols comment ils devenaient champion du monde en 2010. Avec sa voix en permanence au bord de l’aphonie, Manolo Lama est un mythe de la radio. « Allez, lâchez la thune. Cette thune que vous réservez pour vos sorties dans les boîtes et les bars, cette thune qui ces jours-ci ne vous sert à rien, lâchez-là » quémande-t-il. Le montant des dons grandit, on atteint désormais les 140’000 euros. Le duo que Lama forme avec Ibai est aussi drôle que touchant. L’un représente la génération e-sports et commente depuis un set pensé pour l’occasion, l’autre n’a même pas WhatsApp et doit s’évertuer à tirer vers lui la lampe du salon pour avoir un minimum de lumière.
« Et l’arrêt de Thibaut Courtois. Manolo, comment ça se prononce ? Je l’ai bien dit ?
– Thibouuu Courtouaaa. Je vais te montrer ce que c’est que de savoir le Français Ibai !! Toi t’as pas pu étudier ça vu que t’allais dans les collèges de riches où on apprenait l’anglais. Moi j’apprenais « Allô oui c’est moi ? Bonjour Philippe » Oooh, but du Real, but de Marco Asensio ».

Oui, encore un but du Real. Asensio avance dans le tournoi, évite une expulsion de Casemiro après un tacle assassin de ce dernier (de toute façon, impossible que Casemiro se fasse expulser, même dans le jeu), puis déroule en finale dans le derby madrilène face à Leganés. En guise de trophée, il reçoit la marmite dans laquelle s’était effectué le tirage au sort de la compétition. Il l’exposera aux côtés des répliques de la Ligue des Champions. Marco Asensio n’a disputé aucune minute sur le pré cette saison mais son année est désormais réussie.
Elias Baillif