On ne va pas refaire l’arrivée de Setién et son rôle de pansement pour une direction attaquée de tous les côtés. Dans un recrutement salué par tous les suiveurs culés que l’on qualifie de cruyffistes, la philosophie du beau jeu prime et sera dispensée par le technicien. Une tâche qui peut paraître difficile dans un contexte où l’ADN Barcelonais a été bafoué depuis plusieurs années. Mais cet ADN cruyffiste précisément, comment a-t-il été mis en place et comment s’est-il perpétré ?
Mutinerie et désastre sportif
Nous sommes en 1987 et c’est certainement la période la plus délicate de l’histoire du club. Les résultats sont médiocres et indignes du Barça. L’anglais Terry Venables occupait le banc depuis plusieurs saisons et se fait remplacer par Luis Aragonés. Les Catalans sont en pleine crise sportive en cette saison 1987-1988. Le jeu proposé n’est pas reluisant, les Barcelonais remportent quand même la Coupe du Roi, mais finissent la saison à la sixième place loin derrière un Real Madrid conquérant qui survole la Liga. L’apothéose dans le chaos est la « mutinerie de l’Hesperia » où les joueurs convoquent une conférence de presse pour réclamer une augmentation de salaire et la démission de Núñez. Cela en est trop pour un président qui vient d’accomplir 10 ans à la tête du club et qui dispose du soutien de la majorité des socios. Núñez cherche alors à faire table rase de cette saison cauchemardesque grâce à un projet sportif qui bâtira les fondements d’un nouveau Barça.
« Quand tout est détruit, on peut reconstruire à sa guise. »
C’est donc à partir d’une période de troubles qu’est né le Cruyffisme.
Au départ c’est Javier Clemente qui est pressenti pour reprendre les rênes du banc. Le Basque est tout juste finaliste de la Coupe de l’UEFA avec l’Espanyol et est entraîneur à la mode en Espagne. Il a même recommandé certains dossiers à Nuñez qui se sont matérialisés en transferts tels ceux de Rekarte, Salinas, Beguiristain, Bakero ou Unzué. Cependant, le technicien basque n’est pas très apprécié des socios. Dans la perspective des prochaines élections, Núñez trompe tout son monde en ne le recrutant pas ; à sa place il installe sur le banc, l’ancienne gloire des terrains et idole du Camp Nou, Johan Cruyff.
Pour rappel, alors qu’il est joueur, el flaco (le maigre) est arrivé au Barça, en 1973 en provenance de l’Ajax par un transfert record à l’époque. Il est considéré comme le meilleur joueur européen de la décennie. Très vite, il s’intègre à l’équipe, au club, à la ville et même à la Catalogne. Il vit une dolce-vita barcelonaise insouciante. Avec le péruvien Sotil et le catalan Carles Rexach, ils forment un trio offensif qui permet de remporter la Liga cette saison-là, en écrasant tout sur leur passage. Le football pratiqué est sublime, le toque est roi et les golazos s’empilent. Pendant cette période, un adage est créé : Barcelone est le football et le football est Barcelone. Avec le poids des années, le jeu du hollandais décline et il quitte le club en 1978 avec seulement deux titres : une Liga et une Coupe du Roi. Mais au delà des trophées, les émotions provoquées par le jeu de cette équipe auront marqué bien plus qu’une génération. Avec la nostalgie et un embellissement certain des souvenirs, quelques années plus tard, l’adage est modifié pour devenir : Le Barça de Cruyff était le football et le football était Cruyff.
C’est donc dans cette mélancolie d’une période à jamais dans les mémoires que le néerlandais revient et annonce dès lors, le retour du football total. Une promesse folle qui fait échos chez les supporters.
À la genèse du Cruyffisme
Comme dit précédemment, le Barça est dans la pire période de son histoire et c’est une véritable poudrière. L’arrivée de Cruyff dans ce contexte n’est en aucun cas tranquille. Médiatisation à outrance avec fuite de contrats, déloyauté envers Luis Aragonés débarqué comme un mal propre, guerre interne entre direction et personnel, ainsi mauvais résultats sportifs, tous ces facteurs auraient pu mettre à mal le retour du génie hollandais. D’autant plus que ce dernier n’a pas le diplôme en vigueur. C’est donc avec l’aide de son vieil ami Carles Rexach que l’installation officielle se réalise.
Malgré ces débuts difficiles, cet amour idyllique entre Núñez et Cruyff va porter ses fruits, faisant du FC Barcelone un club gagnant à la philosophie de jeu et de formation qui va perdurer bien au-delà de cette décennie, pour encore résonner dans les bouches des amateurs de football en ce mois de janvier 2020. Le Hollandais a pour objectif de faire du Barça un candidat au titre dans toutes les compétitions et ce, à chaque saison. Bref, les culés joueront pour tout gagner et devenir une machine de guerre au mental d’acier.
Au-delà de ses convictions, Cruyff impose sa vision du jeu et exige un contrôle sur tout ce qui gravite autour du club. Il devient plus qu’un simple entraîneur. Il gère tous les dossiers : de la carrière des joueurs, aux voyages en avion, en passant par les entraînements et l’hygiène de vie. Il épluche tout et décortique la moindre action qui peut toucher l’entité et avoir un impact sur l’équipe. Il demande par ailleurs aux éducateurs de la Masia de se fondre dans la philosophie de jeu.
Tout un club suit une vision et se complaît dans une identité propre, qui va bien au-delà de l’appartenance régionale. Tout cela aurait pu s’arrêter si les résultats sportifs n’avaient pas suivi mais ce ne fut pas le cas, au contraire. Les titres se sont accumulés : Coupe du Roi, quatre Liga, trois Supercoupe d’Espagne, une Coupe d’Europe.
Le travail paye. Les jeunes de la Masia sortent du moule et semblent s’intégrer parfaitement à l’élite.

Fin d’une romance sur fond de guerre d’égo et de crise de résultats
Pourtant, tout n’est pas au beau fixe. La romance entre Núñez et Cruyff se détériore au fils des années. L’égo du président est heurté à de nombreuses reprises par les excentricités du technicien qui devient plus important que tout autre dirigeant. Cruyff est le roi du Barça et décide tout, immunisé par ses succès. Le Hollandais est intouchable jusqu’aux deux dernières saisons, où une simple Supercoupe d’Espagne vient garnir la vitrine du Camp Nou. Le président Núñez et Cruyff ne s’adressent plus la parole. En mai 1996, le vice-président Joan Gaspart fait savoir que Bobby Robson est le nouvel entraîneur du FC Barcelone ; Johan Cruyff est débarqué. De la même manière qu’on avait négocié avec lui, derrière le dos d’Aragonés, les dirigeants ont négocié en douce avec le technicien anglais. Cependant, les bases sont construites et ont fait de nombreux adeptes au sein du club, qu’ils soient joueurs, dirigeants ou éducateurs.
A l’aube du début de l’année 2020, ces bases-là vont justement revenir au centre des priorités du club catalan d’une manière qui n’est pas sans rappeler celle de l’arrivée de Johan Cruyff en tant qu’entraîneur. A l’approche d’une élection présidentielle qui est loin d’avoir encore réservée toutes ses surprises, le président Josep Bartomeu a décidé de changer son fusil d’épaule après deux ans et demi d’une gestion tentant d’éliminer toute trace du passage de l’historique numéro 14 sur le banc. Bien entendu sa mémoire, elle, était toujours honorée dans des spectacles de communication plus indignes les uns que les autres : stade à son nom, fresque géante à son effigie, rappel de son apport dans nombre de sorties officielles… la comédie était presque parfaite. Seulement, en coulisse la vérité était bien différente.
Bien décidé à en finir avec l’héritage de Cruyff et souhaitant faire place aux nouvelles idées et aux nouveaux visages, comme il l’avait déclaré lors d’une année 2008 bien compliquée pour le club avec comme point d’orgue la motion de censure à l’encontre de Joan Laporta, le clan de Sandro Rosell actuellement personnifié par Bartomeu va tenir parole. Nommé à l’été 2015, Pep Segura d’abord secrétaire technique du football de formation jusqu’à en devenir le directeur, va tenter de bousculer de manière drastique le modèle de formation du club dans un but principalement financier. A bas l’expression collective et la recherche de profils capables de s’y fondre, place aux individualités et aux profils plus généralistes susceptible d’être bien vendus. Image centrale de ce changement de cap, Pep Segura pourtant homme de base de Bartomeu, perdra sa place après la débâcle de Liverpool. Il suit Robert Fernandez, parti à l’été 2018 et Jordi Mestre vice-président, un an avant qu’Ernesto Valverde ne soit licencié dans un flou artistique qui a touché à l’irréel il y a quelques jours.

Retour aux sources pour sauver les apparences
Débarrassé de ses hommes forts mais éternellement associés à l’ambition de mettre fin au Cruyffisme, Bartomeu va tenter de remettre l’église au centre du village (et les socios dans sa poche) en tentant d’enrôler Xavi, l’homme dont le départ en 2015 a probablement marqué le début de la fin de cette identité. Peine perdue Xavi ne viendra pas et c’est bien Quique Setien qui est le nouvel élu. Il n’a ni le palmarès ni le passif blaugrana, mais c’est un entraîneur estampillé « cruyffiste ». Dans le marasme ambiant post-Valverde, cela sonne comme entièrement suffisant pour beaucoup. Bien entendu le fond de l’affaire est bien plus complexe. Quique Setién n’est pas Cruyff, ni Pep Guardiola. Mais il incarne ce symbole, celui du jeu de position et toujours en mouvement.
Sétien ne peut pourtant pas changer la direction prise dans le système de formation, bien que la ligne actuelle ne soit plus très claire, créant de joyeuses différences entre les différentes catégories, mais il va tenter de changer la vitrine : l’équipe première, faisant de celle-ci un exemple sur lequel son président pourra s’appuyer dans un dernier élan de révolte. Lui, dont les départs successifs de ses hommes sonnent comme un aveu d’échec retentissant du nouveau cap entrepris, revient sur le devant de la scène mettant en avant son nouvel entraîneur, nouveau symbole d’une philosophie qu’il a tenté d’éliminer avant de s’apercevoir qu’elle était bien plus forte que tous les présidents successifs. Et pour les supporteurs en ces temps troubles, ce symbole a toute son importance.
Positionné en alibi d’un projet qui aurait peut-être fait office d’échec retentissant sans la lumière d’un Argentin éblouissant, Quique Setién arrive en renfort. Mais il n’aura pas la position d’un Guardiola a une époque où le Catalan avait le soutien de Johan Cruyff qui avait glissé son nom à un Joan Laporta plus enclin à l’époque à signer un Mourinho. Pep n’était pas qu’un entraîneur qui a perpétré la vision de son mentor, il l’a perfectionnée, adaptée étant lui aussi le garant de ce jeu-là au club, garantissant la continuité de ce projet dans sa globalité et pas seulement de la copie rendue sur le terrain. Parce que le Cruyffisme, il est là.
Il est ce symbole d’un glorieux passé toujours retrouvé sous la coupe d’hommes qui n’ont jamais oublié. Ce symbole est si fort qu’il peut même être travesti. Certains vous diraient sûrement que le Barça de Setién n’a pour l’instant pas grand chose à voir avec le Barça de Cruyff ou de Guardiola et ils n’ont pas vraiment tort. Mais Quique Setién n’est là que depuis quelques jours dans son rôle de reconstructeur de l’extrême, en attendant qu’un jour un homme qui a le pouvoir, l’envie et les convictions d’établir à nouveau une identité collective respectueuse du passé, ne revienne au club. Sans doute celui avec qui cette ère s’est terminée dans les larmes, ce fameux été de 2015…
Jé Pintio (@JePintio) et Tracy Rodrigo (@tracy_rdg)