
Sur les 23 joueurs suisses qui seront du voyage en Russie, seul Fabian Schär joue en Liga. Tentative d’explication d’un tel désintérêt des joueurs helvétiques pour le championnat espagnol.
Dans les années 50-70, alors que la dictature et que le manque d’opportunités sévissaient en Espagne, nombre de travailleurs ont quitté leur terre natale, réservé un billet de train et fait le voyage jusqu’en Suisse en quête d’un meilleur avenir. Là-bas, il se murmurait qu’il y aurait du travail et qu’un franc valait 12 pesetas. Le bouche à oreille a opéré, et l’Espagne est devenue la principale fournisseuse de main d’oeuvre pour la Suisse, avec l’Italie. Cinquante ans plus tard, une autre type d’émigration s’est mis en place : celle des footballeurs. Alors que les joueurs espagnols n’ont pas comme priorité absolue de s’exporter, les joueurs suisses eux, sont plus enclin à découvrir de nouveaux horizons. Et pour eux, l’Espagne est rarement une destination.
La Bundesliga comme priorité
« C’est assez déterministe, mais le fait que les modes de vie, les cultures soient très différents entre la Suisse et l’Espagne, je pense que ça complique déjà beaucoup les choses pour s’adapter » avance Valentin Schnorhk, journaliste à la Tribune de Genève. Pour ce qui est de l’adaptation, les joueurs helvétiques ont tendance à préférer l’Allemagne. Étant divisée en quatre régions linguistiques, la Suisse comporte une majorité de locuteurs allemands (suisse-allemands pour être précis). Le lien avec l’Allemagne est de ce fait plutôt étroit, et se retrouve dans le football. « En Suisse-alémanique, la Bundesliga est mise en avant, valorisée. C’est un sujet qui compte dans les médias sportifs. C’est le sujet n°2 presque à égalité avec la Super League [ndlr. la ligue suisse]. Et là-bas, les gens sont supporteurs de clubs de Bundesliga » relate Valentin Schnorhk. Selon lui, ce n’est pas un hasard si une bonne partie des joueurs ayant joué en Liga sont Romands, c’est-à-dire provenant de la partie francophone du pays. Pour les Margairaz, Celestini, Vogel, leur culture aurait contribué à une adaptation plus aisée.
« Ce que je pense aussi, c’est que c’est une question d’exposition. Partir en Bundesliga, même en deuxième Bundesliga, c’est à peu près l’assurance que tu aies une exposition en Suisse, quel que soit le club où tu joues » poursuit Valentin Schnorhk. À l’heure de se montrer en vue d’une éventuelle convocation en Sélection, bénéficier d’une certaine exposition est bienvenu. Tandis que les joueurs suisses lorgnent sur les clubs allemands, l’inverse est aussi vrai. « Il y a un regard sur ce qui se passe en Suisse. Freiburg est proche de la frontière suisse, Bâle est juste à la frontière avec l’Allemagne [ndlr. ces deux villes comportent des clubs en première division]. Les meilleurs Suisses partent en Allemagne » explique Côme Tessier, journaliste spécialiste du football allemand.

La Liga, elle, ne bénéficie pas de cette exposition. D’une manière générale, le championnat est assimilé à l’international au duopole Barça-Real. En dehors de ces deux monstres, l’engouement suscité est pour le moment moindre, malgré les efforts déployés par Javier Tebas, le président de la ligue. « La Liga n’est pas forcément exposée, encore moins les clubs où les Suisses jouent : La Corogne, Getafe, le Betis, … C’est qui qu’on suit ? Le Real, le Barça, l’Alético en ce moment, Valence parce qu’il y a un tissu actif avec les communautés valenciennes, et les deux clubs de Galice » reprend Valentin Schnorhk. Au niveau de la visibilité, aller jouer en Espagne comporte plus de risques. D’autant que le salaire est en règle générale moindre que dans les trois autres grands championnats.
Le rôle des anciens
« Pour les Suisses en Bundesliga, ça a bien été. Surtout pour Stéphane Chapuisat. C’est typiquement un joueur qui a marqué la Bundesliga et Dortmund » se rappelle Côme Tessier, qui invoque aussi la figure à succès de Ciriaco Sforza. La réussite des prédécesseurs influe les joueurs au moment de faire leur choix. « Le bilan est globalement positif. Le fait que les Allemands continuent d’aller chercher des Suisses, ça montre que ça marche. C’est un bon filon : pas chers, bien formés, avec déjà une certaine expérience » développe Côme Tessier. De l’autre côté du Rhin, même les entraîneurs helvétiques ont du succès, à l’image de Lucien Favre ou dans une moindre mesure, Martin Schmidt. En Liga, les joueurs suisses ont peu brillé, à l’exception de Fabio Celestini avec Levante et Getafe. Le modèle des anciens gloires ne fonctionne pas.
Question de profils…
Une autre raison qui expliquerait le peu de représentants suisse en Liga résiderait dans le profil des joueurs, du moins en ce qui concerne les milieux de terrain. Dans cette zone du terrain, le championnat espagnol compte des joueurs avec une assise technique importante. Ils doivent être capable d’exister par la passe, et non pas par des conduites de balle ou par leur physique. Manu Trigueros à Villarreal, Lobotka au Celta, ou Rúben Pérez à Leganés, pour prendre trois exemples dans des zones du classement différentes, illustrent les prérequis que ce championnat peut comporter.

Évidemment, les styles de jeu des différentes équipes ne requièrent pas tous les mêmes aptitudes. Néanmoins, une majorité d’équipes disposent de ce genre de profils. « Pour les défenseurs, il y en a de plus en plus qui sont techniques, et c’est assez appréciable. Au niveau du profil, on pourrait les retrouver en Liga. Mais au milieu, on est à des années lumières. On ne voit personne en Suisse capable de jouer, entre guillemets, je dis bien entre guillemets, à l’espagnole » constate Valentin Schnorhk, qui souligne qu’un joueur comme Granit Xhaka, capable de contrôler le rythme d’un match et de participer au jeu dès les premiers mètres, est une exception. Le joueur d’Arsenal n’était d’ailleurs pas destiné à jouer au milieu, sinon sur un côté jusque tard dans sa formation.
… et de formation
« La vision du jeu, la recherche de l’espace, la compréhension du jeu en tant que tel -pour former à cela, tu dois être éduqué à cela- ce n’est pas forcément ce qu’on recherche. Au niveau de l’ASF [ndlr. l’association suisse de football], il n’y a pas l’idée de jeu de position par exemple. En zone 1, on essaie de construire depuis l’arrière, ok. En zone 2, on essaie de préparer son maîtriser et déstabiliser, et en zone 3, on cherche à finir ». Les centres de formation espagnols insistent sur l’idée de compréhension du jeu par les jeunes pousses. Il n’est pas rare que lors des causeries à la mi-temps, l’entraîneur demande à ses garçons d’identifier les problèmes et d’y apporter des solutions. À 12 ans, ils en sont déjà capables. En Suisse, cette façon de faire n’est utilisée que bien plus tard dans les parcours de formation. De plus, la résolution de problèmes est aussi prônée en plein jeu. Le modèle intégré, un modèle d’entraînement qu’utilisent notamment Villarreal et le Barça, demande aux joueurs d’interpréter les situations en direct. Les éducateurs ne disent pas ce qu’il faut faire, c’est aux futurs footballeurs de se débrouiller dans un premier temps. Le formateur n’intervient qu’en second lieu, afin de donner des pistes de réflexions.
Les méthodes ont beau être différentes de celles prônées en Espagne, la Fédération suisse fait du bon travail. En illustre le nombre de joueurs professionnels qu’elle produit chaque année, et le renouveau progressif qui a lieu en équipe nationale. Peut-être qu’un jour, les joueurs suisses seront mieux armés pour la Liga. En attendant, l’Espagne, ils ne la gagneront qu’en été, lors de leurs vacances.
Elias Baillif