En France, il est surnommé le petit Kopa. En Espagne, c’est Don Luciano. Lucien Muller a connu le Stade de Reims, le Real Madrid et le Barça, Alfredo di Stéfano et la Coupe des villes de foire. A la fois Merengue et Blaugrana, le milieu alsacien a été l’un des premiers joueurs d’envergure à évoluer chez les deux rivaux espagnols.
La scène se passe le 10 décembre 1961. Quelques heures plus tôt, la France, récente 4e de l’Euro 1960, a fait match nul (1-1) contre l’Espagne au stade Yves du Manoir de Colombes. La star de la Roja n’est autre qu’Alfredo di Stéfano qui après avoir joué pour l’Argentine et la Colombie évolue désormais pour sa nouvelle patrie. C’est un monument du football international et une légende vivante du Real Madrid, 5 fois champion d’Europe entre 1956 et 1960. Bien qu’il ne parle pas français, il veut se faire comprendre d’un joueur du Stade de Reims. Il s’appelle Lucien Muller et si, lui, ne parle pas espagnol, il saisit que la Saeta Rubia aimerait bien qu’il le rejoigne à Chamartín. Raymond Kopa est reparti à Reims en 1959, alors pourquoi pas récupérer le « petit Kopa » qu’il a déjà affronté plusieurs fois ?
Renouvellement merengue
Lucien Muller fait partie d’une génération intermédiaire du Real Madrid, entre la génération Di Stéfano et celle des Yé-Yé qui remporte la Sexta en 1966. Un détail qui ne trompe pas : la littérature concernant le début des années 1960 des Vikingos est insignifiante en comparaison. L’Alsacien est arrivé à l’âge de la maturité et pose ses valises en Espagne à 28 ans. Le club de Santiago Bernabéu veut reconquérir l’Europe mais la génération dorée est vieillissante. Raymond Kopa est parti en 1959, Héctor Rial en 1961 ; Alfredo Di Stéfano a 36 ans, Ferenc Puskas 35. Seul Paco Gento n’a pas dépassé la trentaine. Il faut donc régénérer les cadres, d’autant que le Real Madrid a perdu la finale de la Coupe d’Europe des Clubs champions contre Benfica, déjà vainqueur la saison précédente contre le Barça. Le club y parvient et ouvre la voie à la génération suivante, celle des Pirri, Manolo Sanchís et Amancio. Lucien Muller joue trois ans avec la tunique immaculée et remporte 3 titres de champion d’Espagne sous l’impulsion de Miguel Muñoz, joueur (1948-1958) puis entraîneur mythique et emblématique (1959-1974). Le Real Madrid atteint une nouvelle fois la finale de C1 mais, comme en 1962, il est défait par l’Inter d’Helenio Herrera, ancien Míster de l’eterno rival colchonero.
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1re partie : l’Atlético de Madrid
2e partie : le Barça
Transfert inédit
Après 3 saisons tout de blanc vêtu, Lucien Muller prend la direction du FC Barcelone. Ce départ est un petit séisme car, jusqu’alors, les transferts de joueurs confirmés se faisaient en sens inverse comme par exemple Josep Samitier (de 1919 à 1932 au Barça puis de 1932 à 1934 au Real Madrid), Fernand Goyvaerts (élu meilleur joueur du championnat en 1965 avec le Barça avant de signer au Real Madrid) ou encore Justo Tejeda (1953-1961 au Barça, 1961-1963 au Real Madrid). Jamais un joueur de cet acabit avait directement quitté les Vikingos pour les Culés. Si avec les Blaugranas, le petit Kopa ne remporte pas le titre de champion lors de ses 3 années en Catalogne, il devient le 2e Français après Nestor Combin à remporter la Coupe des villes de foire en 1966. Et pour ce qui est du Clásico, en 1965, il fait partie du XI qui gagne au Chamartín pour la première fois depuis…1948 ! Il quitte le Barça sur un dernier titre, la Copa Generalísmo (le nom de la Copa del Rey pendant la dictature franquiste, ndlr) en 1968.
« Altibajos » sur le banc
Après avoir raccroché les crampons en 1970 après deux dernières saisons au Stade de Reims, Lucien Muller revient en Espagne et devient entraîneur. En 32 ans d’activité, ce coach de caractère a connu 4 clubs espagnols : Castellón (1970-1974 puis 1990-1992), Burgos (1975-1976 puis 1979-1981), Saragosse (1976-1977), le Barça (1978-1979) et Mallorca (1981-1983 puis 1987-1988). Sa carrière d’entraîneur de ce côté des Pyrénées est faite de hauts et de bas : une montée en Primera avec Castellón en 1972 et une finale de la Copa Generalísimo mais une descente en 1974, une autre descente avec Saragosse en 1977, une montée avec Burgos en 1976 et avec Mallorca en 1983, des missions sauvetages impossibles à Burgos en 1980, à Mallorca en 1988 et à Castellón en 1981. Son passage sur le banc du Barça ne dure que 27 journées de championnat, alors que le club est 7e au classement et toujours en course en Coupe des coupes que les Culés remportent contre le Fortina Düsseldorf (4-3). Une remontée épique du Valencia CF en Copa del Rey (victoire 4-0 après une défaite 4-1 à l’aller) a scellé son destin. En fait, son unique trophée majeur est soulevé avec l’AS Monaco, la Coupe de France 1985. Plus tard, il travaillera de nouveau avec l’ASM, notamment pour observer Marcelo Gallardo, Pablo Contreras et Rafa Márquez, tous arrivés en 1999, soit un an avec la retraite de celui qui est appelé Don Luciano en Espagne.
Arrivé dans une période de creux à la fois au Real Madrid et au Barça (les Culés n’ont pas remporté le championnat de 1960 à 1974), Lucien Muller a pourtant fait durablement partie du paysage footballistique espagnol, comme coéquipier d’Alfredo Di Stéfano et Paco Gento notamment, mais aussi comme entraîneur. Sans atteindre la renommée de Raymond Kopa ou d’Helenio Herrera, l’Alsacien reste encore aujourd’hui le seul et unique Français à avoir porté les deux maillots des rivaux historiques au cours de sa carrière.
François Miguel Boudet