Activiste politique, journaliste, catalaniste, roi du foot : qui est Jaume Roures, le boss de Mediapro ? (Épisode 1 : le militant trotskiste)

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L’annonce a fait l’effet d’un tremblement de terre dans le football français : le groupe espagnol Mediapro débarque en force en Ligue 1 à partir de 2020 après avoir posé plus d’1 milliard d’euros sur la table pour s’offrir une immense partie des droits TV du championnat, écartant sans ménagement le groupe Canal + diffuseur historique depuis 36 ans. Si Mediapro est un nouveau venu dans l’Hexagone, la société fondée par Jaume Roures est un acteur important du marché en Espagne. Mais qui est donc le boss de Mediapro, personnage ambigu qui a connu les prisons de Franco, la guerrilla au Nicaragua et été accusé d’avoir caché un membre de l’ETA ? Voici le 1er épisode de cette série d’articles : il est consacré à la jeunesse militante de Jaume Roures, entre 1964 et 1984.

Mediapro a frappé un grand coup ! Exit Canal +, dépouillé de la diffusion de la Ligue 1 à la surprise générale après la razzia opérée par la société espagnole. Quelques semaines auparavant, Mediapro avait fait main basse sur les droits TV de la Serie A mais un imbroglio juridique a mené à la rupture du contrat le jour même où le groupe basé à Barcelone a récupéré ceux du championnat de France.

Dans le monde du football et du divertissement, Mediapro n’est pas inconnu en Espagne. Diffuseur et producteur exécutif, le groupe est un mastodonte car, outre les droits de la Liga, il est présent sur d’autres terrains : télévision, cinéma, séries, publicités, organisation de galas et d’expositions.

Mediapro, c’est la réussite d’un homme : Jaume Roures Llop. Catalan né en 1951, Jaime Robles Lobo de son nom de naissance propose un profil aux antipodes du self made man traditionnel. Trotskiste passé par les geôles franquistes et la guerrilla sandiniste, accusé d’avoir hébergé un membre influent de l’ETA en fuite et homme de base du référendum d’autodétermination en Catalogne jugé illégal du 1er octobre dernier, journaliste sportif sur l’influente chaîne locale TV3 entre 1984 et 2001, Jaume Rouras a vécu plusieurs vies avant de se convertir en puissant homme d’affaires. Ce 1er épisode est consacré à sa jeunesse de militant.

L’Espagne grise

La scène se passe en octobre 2017 dans le studio d’El Transistor de Onda Cero, l’un des talk show de sport les plus suivis d’Espagne. José Ramón de la Morena est un présentateur connu et son émission est un passage obligé pour tous les sportifs et dirigeants du pays. Pour établir une comparaison, c’est l’After de RMC puissance 1000.

Ce soir-là, Jaume Roures passe sur le gril. Fondateur de Mediapro, c’est un personnage incontournable du football au niveau local et international puisque c’est sa société qui produit et diffuse la Liga partout dans le monde. De la Morena ne veut pas parler que de football et de business, il veut « confesser » son invité, notamment sur son passé digne d’un roman. L’idée n’enchante guère Roures qui n’apprécie pas d’être mis devant le fait accompli et le fait savoir à son interlocuteur :

– Je ne suis pas venu pour expliquer ma vie, je suis venu pour parler de football et des droits. Vous ne parlez pas de football ici ?

– Quelques fois, mais les questions, c’est moi qui les fais.

– Bien, mais les réponses, c’est moi qui les donnerai.

Jaume Roures n’aime pas s’épancher sur sa vie, c’est une constante quand on lit les portraits qui lui ont été consacrés. Dans un article publié par Vanity Fair en 2009, le Catalan né dans le quartier d’El Raval à Barcelone donne des détails au compte-gouttes. Elevé par sa mère et un père adoptif, Routes quitte l’école très tôt : « à 12 ans, j’ai commencé à travailler dans une maison d’édition et je n’ai jamais pu aller à l’université. C’étaient les années d’après-guerre, du Plan Marshall, des rationnements et du lait en poudre ». Au micro du Transistor en 2017, il rajoute : « ce n’est pas que je veuille me cacher ou démentir quoi que ce soit, mais ma vie me semble avoir peu d’intérêt. C’était une vie comme celle de beaucoup de gens dans une Espagne grise, celle des années 60, dans un lieu où il n’y avait pas de futur ».

Mélancolique

A l’adolescence, Jaume Roures s’initie à la chose politique. A 15 ans, il devient membre du Front Obrer Català (Front Ouvrier Catalan, ndlr). Créé en 1961, ce mouvement socialiste était engagé dans la lutte contre la dictature franquiste et ne suivait pas la ligne officielle communiste. Le parti est réputé pour entretenir des liens avec le Frente de Liberación Popular (Front de Libération Populaire) et l’Euskadiko Sozialisten Batasuna (Union des Socialistes Basques). Les trois groupes, évidemment clandestins et sans existence légale propre, disparaissent simultanément en 1969, victimes des dissensions internes et de le répression. Les membres du Front Obrer Català se dispersent et soit rejoignent le Partido Socialista Unificado de Cataluña soit créent de nouveaux partis comme la Liga Comunista Revolucioria en 1971, les Cercles Obrers Comunistes en 1972, Convergència Socialista de Catalunya en 1974 (qui est rapidement devenu le Partido de los Socialistas de Cataluña rattaché au Partido Socialista Obrero Español dont le secrétaire général est actuellement par Pedro Sánchez, ndlr) et le Moviment Comunista de Catalunya en 1976.

Jaume Roures, alias « Melan » (« ce n’est pas un nom de guerre mais depuis toujours les gens m’appellent Melan pour mélancolique », dit-il dans Vanity Fair) fait partie des fondateurs de la Liga Comunista Revolucionaria d’obédience trotskiste et fait d’emblée partie du comité directeur. Mieux : il est même secrétaire de la IVe Internationale, le représentant espagnol en lien avec ses homologues des Etats-Unis, davantage axée sur le changement graduel. A la LCR, il s’occupe de la propagande idéologique de la LCR et sait être roublard afin de récupérer du matériel pour imprimer. C’est Andrés Aguayo qui cite l’anecdote dans son portrait pour Vanity Fair : pour arriver à ses fins et passer inaperçu, il se déguise… en aumônier. Le bon Dieu sans confession en somme.

De l’avis général, Roures n’est pas un grand orateur mais il adore parler de politique et débattre. En outre, c’est un très bon organisateur et un excellent gestionnaire. Des aptitudes qui ont certainement dû lui servir par la suite… Ses activités politiques l’ont conduit à 7 ou 8 reprises dans les geôles franquistes : « j’ai beaucoup appris là-bas, se remémorait-il dans ce même portrait de Vanity Fair. Je dévorais les livres, je réfléchissais, je jouais aux échecs et au tennis-fronton ».

« Des choses » au Nicaragua

Jaume Roures a le goût de l’aventure et l’Amérique latine a connu de nombreuses guerres civiles et des coups d’Etat essentiellement ourdis par le gouvernement américain qui craignait que le continent deviennent totalement sous emprise communiste. « Melan » met le cap sur le Nicaragua au milieu des années 70, alors que les Sandinistes (nom donné aux partisans du général Augusto Sandino, leader de la guerrilla et assassiné sur ordre des Etats-Unis en 1934 par un commando dirigé par Anastasio Somoza García, futur président et dictateur du Nicaragua, ndlr) tentent de renverser la dictature de la dynastie Somoza. « Quand le franquisme s’est achevé (en 1975, ndlr), je suis parti une saison au Nicaragua pour voir ce qui se mijotait là-bas », expliquait-il à Andrés Aguayo. Et pour y faire quoi ? « Des choses ».

Là encore, Roures laisse planer le doute puisqu’on ne sait pas s’il y est resté un an ou deux. Son interview au Transistor a été le théâtre d’une nouvelle passe d’arme avec De La Morena.

– Qui te recrute pour aller lutter sur le front sandiniste ?

– Non, ça c’est toi que le dis. Moi, je n’ai jamais dit ça. Je suis allé au Nicaragua parce qu’en Espagne une phase s’était achevée, il y avait des élections et cette Constitution dont tout le monde parlait et quasiment personne ne connaît.

– Tu n’as pas voté cette Constitution ?

– Je ne me souviens pas, mais j’étais contre. Dans le contexte dans lequel nous sommes, nous en payons aujourd’hui les conséquences. Je ne suis pas le seul à la penser.

– Mais figure-toi, quand on revient sur la vie de ce jeune homme de 28 ans qui va en Amérique de Sud, à la guerrilla contre le dictateur Somoza.

– Mais ça c’est parce que tu cherches un théorie morbide.

– On dirait que tu en as honte.

– Ma vie a peu d’intérêt et je ne raconte jamais mes petites batailles, pas même à mes enfants.

Loi antiterroriste

Si son séjour au Nicaragua reste mystérieux, un épisode de sa vie à son retour en Catalogne est connu, du moins dans les grandes lignes. En 1983, alors qu’il prépare un concours d’entrée pour la nouvelle chaîne de télévision catalane TV3 et qu’il s’occupe également de sa fille née en Amérique latine, Jaume Roures, sa femme et un ami sont arrêtés par la police. Ils sont accusés d’avoir planqué un militant supposé de l’ETA accusé d’avoir participé à l’enlèvement d’un industriel basque, d’une tentative d’enlèvement du consul belge à San Sébastien et d’être venu à Barcelone pour favoriser l’arrivée d’autres etarras. A l’époque, le ministre de l’Intérieur, le socialiste José Barrionuevo, met en place le plan Zona Especial Norte pour lutter contre le terrorisme indépendantiste basque et c’est la loi anti-terroriste qui est appliquée. De 1983 à 1987, Barrionuevo a dirigé la « guerre sale contre l’ETA » et un terrorisme d’Etat en formant les troupes para-policières des Grupos Antiterroristas de Liberación (GAL), ce qui vaudra à Barrionuevo une condamnation à 10 ans de prison en 1998. Lors d’un coup de filet, Roures est coffré et jugé avant d’être relâché quelques jours plus tard.

Le business au service de ses idées

Cet épisode referme un chapitre de la vie agitée de Jaume Roures. En 1984, il entre à TV3 et devient journaliste. Cependant, ses idées politiques ne l’ont jamais quitté, même s’il a fallu s’adapter au monde des affaires. Lui l’a toujours assuré : « mes idées n’ont pas changé. La crise actuelle démontre les failles du capitalisme et le message de Marx est toujours d’actualité ». Et si le monde de la Liga Comunista Revolucionara sont aux antipodes de celui de la production cinématographique et du football professionnel, Jaume Roures fait toujours de la politique. Lors d’un entretien dans les colonnes d’El Economista, le magnat l’affirmait sans ambages : « Je ne travaille pas, je milite. Je gagne de l’argent pour servir mes idées ». Nous verrons dans le prochain épisode comment il a essayé d’y parvenir à partir de son entrée au sein de la chaîne TV3 qui en l’espace de quelques années est devenue un organe de presse extrêmement puissant et influent en Catalogne.

François Miguel Boudet

Les propos de Jaume Roures sont issus de Vanity Fair, El Transistor de Onda Cero, Libération et El Economista.

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